vendredi 26 janvier 2018

Procédure civile : le principe "nul ne peut se constituer de preuve à lui-même" ne s'applique pas aux faits juridiques


Pour comprendre le sens et la portée de la solution décrite ci-dessous, il convient à titre préliminaire de rappeler la distinction entre un "fait juridique" et un "acte juridique".

Voici les définitions respectives des deux notions telles qu'elles sont données par wikipedia :
"un fait juridique est un événement susceptible de produire des effets juridiques. Il peut s'agir d'un fait volontaire ou « fait de l'homme », tel que le meurtre, le vol, mais également d'un fait involontaire ou « fait de la nature », tel qu'un accident, un décès.... Un fait juridique est un évènement voulu ou non dont les effets de droit ne sont pas accordés par les individus mais par la loi.
un acte juridique est une manifestation intentionnelle de volonté dans le but de réaliser des effets juridiques précis. La volonté est donc ce qui distingue l'acte du fait juridique. Un acte juridique est la manifestation de volontés destinées à produire des effets de droit".
En droit du travail, les faits juridiques sont nombreux : les faits constitutifs de harcèlement moral, les faits de discrimination, les faits reprochés dans le cadre d'un licenciement (les insultes, un état d'ébriété).

Il est donc important de comprendre comment le salarié ou l'employeur peuvent apporter la preuve de ces faits juridiques.

Il est constant que le principe « nul ne peut se constituer de preuve à lui-même » n'est pas applicable à la preuve d'un fait juridique (not. Civ.3 27 avril 2017, nº 16-15958, Bull. en cours – Civ.2 30 juin 2016, nº 15-21822 – Civ.2 12 février 2015, nº 13-27267 – Civ.1 1 octobre 2014, nº 13-24699 – Civ.1 1 octobre 2014, nº 13-24699 – Com. 27 mai 2014, nº 13-14106 – Civ.3 20 mai 2014, nº 13-13901 – Civ.2 6 mars 2014, nº 13-14295, Bull. nº 65 – Civ.2 7 novembre 2013, nº 12-25334, Bull. nº 212 – cf. Rapport annuel de la Cour de cassation pour l’année 2012 p.222-223 et la jurisprudence citée).

Ce qui signifie concrètement qu'on peut prouver un fait juridique par tout moyen, par des lettres quand bien même c'est l'auteur de la lettre qui produit cette lettre à l'appui de ses prétentions devant le juge.

D'ailleurs, cela retentit sur l'office du juge qui ne peut pas écarter un élément de preuve au seul prétexte que cet élément de preuve émane de celui qui l'a produit. 

Il a ainsi été jugé :   

« Attendu que, pour rejeter la demande de la société, l'arrêt retient qu'afin de justifier du non-paiement des créances litigieuses, la société produit en traduction libre, outre un document qu'il a estimé dépourvu de force probante, une attestation de son dirigeant qui ne saurait être reçue, nul ne pouvant se constituer sa propre preuveQu'en statuant ainsi, sans examiner le contenu et la portée de cette pièce, alors que le principe selon lequel nul ne peut se constituer de preuve à soi-même n'est pas applicable à la preuve d'un fait juridique, la cour d'appel a violé le texte susvisé » (Civ.2 30 juin 2016, nº 15-21822)
« Attendu que, pour écarter la force probante des annotations faites par M. X... sur son carnet de plongée pour relater les circonstances de l'accident, l'arrêt retient qu'elles ne sont pas susceptibles de rapporter la preuve de la vitesse excessive alléguée du bateau, M. X... ne pouvant se constituer de preuve à lui-même ;Qu'en se déterminant ainsi, alors que le principe selon lequel nul ne peut se constituer de preuve à soi-même n'est pas applicable à la preuve d'un fait juridique, la cour d'appel a violé le texte et le principe susvisés » (Civ.1 1 octobre 2014, nº 13-24699)
« ... les photographies produites par M. X... doivent être écartées car elles n'ont pas été prises par un officier ministériel tel qu'un huissier de justice et qu'il en va de même de « l'état des lieux » constitué par M. X... et des attestations établies ; Qu'en statuant ainsi alors que la preuve d'un fait juridique peut être établie par tout moyen, le juge de proximité a violé les textes susvisés » (Civ.3 20 mai 2014, nº 13-13901)
« Attendu que, pour rejeter cette demande, l'arrêt énonce notamment que nul n'est admis à se préconstituer une preuve à soi-même, en sorte que doivent être jugés dépourvus de toute valeur probante les courriers adressés par les demandeurs au maire de Bining, le 8 avril 2006, et à l'association SOS Victimes de notaires, le 25 février 2008, pour se plaindre des agissements de MM. Y... ; qu'il en est de même des deux attestations délivrées le 30 avril 2004 et le 16 mars 2009 par l'un des demandeurs ; que les dépôts de plainte effectués en 1997, 2001 et 2003 sont également dépourvus de caractère probant en raison du caractère unilatéral des doléances et du classement sans suite de certains d'eux ; Qu'en statuant ainsi, sans examiner le contenu des pièces produites, alors que le principe selon lequel nul ne peut se constituer de preuve à soi-même n'est pas applicable à la preuve d'un fait juridique, la cour d'appel a violé le texte susvisé » (Civ.2 6 mars 2014, nº 13-14295, Bull. nº 65


La cour régulatrice censure ainsi les juges du fond qui refuse d’examiner un élément de preuve relatif à un fait juridique au prétexte qu’il s’agirait d’un élément de preuve préconstitué. 

Il ne s’agit donc pas de remettre en cause le pouvoir souverain d’appréciation reconnu aux juges du fond concernant le sens, la valeur et la porté d’un élément de preuve mais au contraire de sanctionner les juges du fond lorsque ceux-ci refusent d’exercer leur appréciation au motif erroné qu’il s’agit d’un élément de preuve préconstitué alors qu’est en question la preuve d’un fait juridique.